Mel Gibson, Passion du Christ
Chant X - Vitesse des antiques et des médiévaux. Vitesse de Homère et de Dante - qui en un mot disent une ligne, en une ligne une page, en une page un livre. Plus on ira dans les siècles, plus on fera long et compliqué : Cervantès, Balzac, Pynchon. Le seul mot ne fera plus sens tout seul. Il en faudra d’autres, beaucoup d’autres pour dire les choses. C'est René Girard qui faisait remarquer à propos de la longue scène de flagellation de La Passion du Christ de Mel Gibson (eh oui !) que celle-ci était toute entière contenue dans la périphrase :
« ...après l'avoir fait flagellé.... »,
périphrase apparemment si simple, si pudique, alors qu’elle était une litote monstrueuse, et que Gibson avait bien eu raison de la filmer de cette façon aussi sanguinaire afin de faire comprendre au spectateur moderne ce que le témoin de l'époque savait de la cruauté de ce supplice romain. Et que dans ces simples mots était contenu tout ce que représenteraient bientôt, et avec des raffinements de cruauté, en fait du simple réel, les peintures affreuses et les films sadiques à venir.
Ainsi faut-il lire Homère. Ainsi faut-il percevoir l’horreur de l’Histoire dans toute son amplitude, sa nervosité, sa cosmologie physiologique ou physiologie cosmologique où le battement d'ailes d'un papillon fait trembler l'univers, où un brin d'herbe vaut pour toute la nature, où les sanglots d'un homme résument la condition humaine, etc. Telle cette phrase qui ouvre le chant X et qui, en quelques lignes, nous ouvre à la dimension naturelle des dieux, puis à leur dimension destinale, avant de terminer sur l'état existentiel d'Agamemnon.
« Comme l'époux d'Héra, déesse aux beaux cheveux, fait luire les éclairs quand il va déchaîner les torrents de l'averse, ou la grêle ou la neige, qui saupoudre les champs [dieux = Nature, autrement dit, Dieux inutiles = hommes libres], ou l'effroyable guerre à la gueule béante [dieux = Histoire ou Destin, autrement dit, Dieux encore "utiles" et tragiques = hommes enchaînés], aussi pressés sont les sanglots d'Agamemnon, qui montent de son coeur et lui déchirent l'âme [humanité = coeur + âme]. »
Notons également qu'Homère, qu'un Nietzsche voudrait joyeux et belliciste, parle de la guerre en termes toujours négatifs, "effroyable", et qu'en ce sens, il intervient souvent dans son texte ; il y a bien une subjectivité homérienne. Les preux sont donc aussi des humains, les héros des hommes sensible. Certes, il ne s'agit pas de faire d'Agamemnon un héros « existentialiste », mais il s'agit de voir que ces sanglots-là contiennent, annoncent, concentrent la guerre et la paix, le voyage au bout de la nuit, et peut-être la nausée.
Et elle est belle cette nocturne entre les deux frères, tous les deux insomniaques, où le droit d'aînesse est respecté :
« Il attend les yeux sur moi que je l'entraîne »,
dit affectueusement Agamemnon de Ménélas.
En effet, la reconnaissance fraternelle est une réjouissance :
« Agamemnon se réjouit de voir son frère »,
phrase toute simple et qui contient toute l'humanité du monde - même si aujourd'hui écrire dans un livre : « Jean-Kévin se réjouit de voir son frère, Quentin-Gérard » serait plat, pauvre et ne contiendrait rien d'universel, alors qu'avec Agamemnon et Ménélas, si.
Dolon vêtu de sa peau de loup. Lécythe à figures rouges.
Vers 460 av.J.C., Louvre
Suit l'épisode célèbre de la « Dolonie » qu'on pourrait renommer « les infiltrés » et qui marque un réel tournant dans la guerre - en fait, la première défaite signifiante de Troie et le sentiment que désormais tout est perdu pour la ville d'Hector et d'Andromaque. Tandis qu'Ulysse et Diomède sont envoyés en espions dans le camp de Troie, Dolon (dont on nous précise
« qu'il n'est pas beau mais rapide à la course » !)
est envoyé de même par les Troyens dans le camp des Achéens. Mais il tombe sur les deux premiers et se fait, malgré sa « rapidité à la course », capturé par eux [et quel détail tragique lorsque Homère précise que tous les deux poursuivent sans répit Dolon, celui-ci étant bel et bien « coupé des siens », trois mots qui font froid dans le dos], et après avoir été contraint de leur livrer des informations stratégiques, est liquidé sans autre forme de procès. Voici donc l'aventure lamentable d'un homme, Dolon, laid, apparemment courageux, sprinteur émérite, mais qui échoue en tout, se fait avoir par l'ennemi, se révèle pleutre, suppliant, misérable et périt sous l'épée de Diomède
« qui lui plonge [celle-ci] en plein milieu du cou, tranchant les deux tendons ».
Périssent en outre nombre de troyens venus à la rescousse et qui ne font pas le poids face à Diomède et Ulysse. Le carnage (et la victoire) des deux Achéens est totale. Quelque chose a bien changé dans l'équilibre des forces et laisse un goût amer chez le lecteur, quelque chose qui aurait un rapport avec « la guerre, c'est dégueulasse ». Tant pis, Diomède et Ulysse reviennent en vainqueurs dans leurs camps, « en riant », et avec les chevaux qu'ils ont volé au Troyens (bientôt, ce sera avec un autre cheval qu'ils y retourneront...).
« Après quoi, les deux preux vont laver dans la mer l'abondante sueur qui recouvre leur cou, leurs jarrets et leurs cuisses. Puis, quand l'onde marine a nettoyé leur corps et rafraîchi leur âme, ils se baignent tous les deux dans des cuves polies. Ensuite, bien baignés, largement frottés d'huile, au repas, ils s'assoient et, d'un cratère plein puisant le vin suave, ils offrent à Pallas une libation. »
N'a-t-on jamais mieux exprimé le sentiment de bien-être total ?
Strigils & Sponge, par Sir Lawrence Alma-Tadema